La terre, 2014
Mes mains ont trouvé leurs petits arrangements.
La gauche déplace le seau d’eau trouble, la droite passe l’éponge sur l’établi. Parfois, l’une agrippe un outil et l’autre fait contrepoids. D’autres fois encore, elles agissent ensemble, sans y penser, comme deux vieilles jumelles silencieuses. Mes mains sont complices et dévouées : je leur dois tout mon métier.
J’ai apprivoisé la terre avec une grande retenue d’abord parce que je suis impressionnée par les continents. J’ai chatouillé timidement ses contours maladroits et constatais comme ce matériau-planète, en changeant d'avis, provoquais parfois des séismes innocents. Je voyais sous mes mains une terre infinie qui traverse les plaines. De la terre sur les régions, sur les hémisphères, sous le béton et sous la mer. Je regardais mes pieds posés sur ce quelque part défait : la surface béante de la terre qui autorise nos gesticulations.
Chaque jour, je pense à mon père céramique qui m'a raconté que la terre était en chacun. Il m'avait montré avec ses mains énormes et lourdes, comment la terre rendait service aux hommes. Les morceaux de sols figés dans ses mains devenaient des particules de quotidien. J'ai compris que la terre n'est pas seulement vaste et effroyable : les gens entraient dans sa boutique et achetaient, parce que ça passait au lave-vaisselle et parce que c'était beau de porter la terre à ses lèvres tous les matins pour lui dire merci madame.
Alors, je voyais le céramiste comme le prophète qui chante les services invisibles de la Terre.
Voilà, plus tard, je serai prophète. C'est pas épuisant comme travail, prophète. Un peu de terre, un peu de cœur, tu malaxes et tu rends service. C'est simple comme travail, prophète. Les cuisiniers, les artisans, les agriculteurs sont aussi de ceux-là : ils éprouvent les ressources et donnent matière à exister.
Un cylindre minéral pour les infusions du soir : c'est ça, pour mon cœur, pour mes mains, il n'y a pas plus beau comme métier.